La ‘Préparation’ En Aikido - Reflexion sur Ame no Tori Fune

par Malcolm Tiki Shewan

 

Il existe une certaine confusion concernant les activités comme le Budo car elles peuvent présenter une diversité d’aspects d’étude. Dès le départ la difficulté est de déterminer à quel point, pour soi, la pratique de l’Aïkido est physique et sportive. Le cadre habituel - organisations et fédérations de type sportives, importance prédominante des éléments physiques, développement corporel et musculaire, compétition et titres sportifs, endurance - nous inculque l’impression qu’avant tout le Budo est un sport. En effet, l’art martial contient énormément d’étude physique MAIS… d’autre part, il nous offre d’autres aspects de développement de l’individu et du potentiel de l’être humain : la dimension spirituelle, ses capacités mentales et émotionnelles, une compréhension culturelle et historique, sa perception socio-culturelle, la sensibilité et vision esthétique, les relations humaines, etc. En effet, on peut dire avec certitude que le Budo peut nous apporter énormément d’enseignement que l’on ne trouve dans le sport. Mon propos ici n’est pas d’examiner ces caractéristiques mais plutôt de parler d’un principe sur lequel Maître Tamura Nobuyoshi insistait toujours lorsqu’on démarrait un cours d’Aïkido.

 

            Lors d’un repas à l’occasion de la venue, en 1980, de Dôshu Kisshomaru Ueshiba, ce dernier a fait un discours d’ouverture. En parlant du responsable en France pour l’Aikido So Honbu, Maître Tamura Nobuyoshi, il a dit quelque chose qui m’a marqué : cela lui faisait toujours un grand plaisir de voir Tamura Sensei donner un cours car quand il ouvrait avec la « Préparation » il faisait les mêmes choses que son père, Morihei Ueshiba. En ajoutant qu’il ne connaissait aucun autre enseignant qui le reproduisait si fidèlement. Ces quelques paroles du Dôshu ont suscité chez moi un grand intérêt et dorénavant, j’allais y prêter beaucoup d’attention pour mieux en comprendre la signification !

 

            Les cours de Maître Tamura s’ouvraient quasi-toujours avec des exercices qu’il appelait ‘La Préparation’. Il maintenait que ce qu’on faisait n’avait rien à voir avec l’éducation physique ou la callisthénie. Il n’y avait pas de doute qu’ils demandaient des mouvements physiques qui servaient cet objectif aussi, mais que c’était d’autres dimensions qui occupaient une place plus importante dans leur exécution. Ceci est sûrement la raison pour laquelle il insistait sur l’utilisation du mot “Préparation”.

 

            Un jeune homme enthousiasmé (comme j’étais…) par l’apprentissage d’une discipline martiale est beaucoup plus intéressé par les techniques de combat que par des exercices diverses ésotériques faisant appel au spirituel, mental, concentration, réflexion, non-mouvement, équilibre, respiration, symbolique etc. ad infinitum…! Il veut tordre du poignet…! Cependant l’insistance du Maître est incontournable et cela finit par allumer une étincelle…

 

            Sensei disait que lorsqu’on entrait dans le dojo on laissait à l’extérieure le monde quotidien et ce qu’il représentait. En passant le seuil de la porte la ‘Préparation’ commençait déjà. L’étiquette du lieu conduit au recueil de soi avant-même de monter sur le tatami. Une introspection et la pensée vers ses objectifs met fin aux badinages et on se tourne vers l’heure et demie d’étude devant soi-même. La préparation crée avant tout, un état d’être.

 

            Un jour j’assistais à un jury d’examen que Maître Tamura faisait à la fin d’un stage de La Colle sur Loup. Un candidat avait des vraies difficultés avec les techniques demandées au niveau qu’il présentait. J’ai demandé au Maître pourquoi il laissait l’examen continuer si longtemps ?  Sensei a répondu : “Je souhaite lui laisser un temps suffisant pour comprendre lui-même le résultat… de toute façon,” ajoute-t-il, “dès le départ, lorsqu’il a enlevé ses zori au bord du tatami, le résultat était sans surprise - mais il ne comprendrait pas si on arrêtait-là l’examen…!”.

 

            La Préparation, dans le sens de ce que faisait Maître Tamura, se présentait et déroulait en trois phases.

* La première se constituait d’éléments spirituels, symboliques ainsi que certains principes fondamentaux de l’Aïkido - Ame no Tori Fune, Furi Tama, Chinkon-Kishin, kokyu dosa (diverses exercices respiratoires), etc.

* La seconde consistait à des exercices particuliers et spécifiques à la pratique de la discipline - Aïki-taiso.

* Et la dernière partie laissait la place plus libre aux exercices divers de stretching et mise en forme.

 

On peut dire que si le caractère de l’ensemble n’était point un ‘échauffement sportif’, comme habituellement conçu dans une activité sportive, il comprenait un aspect qui intégrait parfaitement une préparation physique adaptée à la pratique technique qui s’ensuivait. L’esprit de la préparation est unique et très différent mais intègre un excellent exercice physique néanmoins. Mais le génie ici est qu’il couvre également un aspect spirituel, historique et énergétique qui, si répété correctement se révélera de lui-même.

 

            Tout commençait par l’assise en seiza et quelque temps pour se rassembler suivi du salut au kamiza suivi du salut au professeur. La majorité des gens pense qu’il s’agit simplement d’un respect envers l’enseignant du cours. Cependant, en parlant avec lui un jour, il m’a dit que l’on ne devait pas s’arrêter sur la personne de l’enseignant mais que cela devait, correctement parlant, être un salut envers toute personne dans votre passé et présent qui vous a apporté quelque chose qui fait que vous êtes ce vous êtes présentement. Il expliquait que cela commençait avec vos parents (voire même vos aïeux et des gens que vous n’avez pas directement connu qui ont eu une influence) et, enfin, l’enseignant du moment. Fort de cette explication j’ai découvert que cette expression de gratitude donnait un sens au salut que je n’avais pas soupçonné jusque-là…!

 

            Ensuite, on se lève pour ‘prendre sa place’ - déjà un exercice de ma-ai. Une simple respiration de purification commençant toujours par une expiration profonde et un retour à une respiration normale.

 

            Ame no Tori Fune (Ame no Fune Kogi) est un exercice très intéressant et contient beaucoup d’éléments fondamentaux aux principes de l’Aïkido. Je ne souhaite pas examiner tous les divers aspects car ils sont nombreux comme la prise de position, l’utilisation des hanches, le ki-ai, la verticalité du corps (sei-chu-sen) et ainsi de suite. Mais il y a un aspect en particulier sur lequel j’attirerai l’attention du lecteur/pratiquant. La respiration liée au mouvement et le principe de go-tai, ju-tai, eki-tai, ki-tai, qui est primordial dans pratique.

 

            Pied gauche en avant, on entame la première phase de Tori Fune (exercice du rameur). Le mouvement vers l’avant (se fait avec le corps entier à partir des hanches) est accompagné d’une expiration en vocalisant le syllable “Heeeiii”, à sa fin - une inspiration courte - et le mouvement vers l’arrière (de nouveau sur expiration) s’accompagne d’une vocalisation du syllable “Hôo”. Une inspiration courte et on ré-entame le mouvement en avant en expiration “Heeeiii” et ainsi de suite. Ce que l’on doit observer ici est que chaque mouvement est fait avec une expiration - chaque mouvement est complet en lui-même. Ainsi, l’étude de l’attitude physique et mentale de l’inividu (Shisei), l’intégrité corporel, la verticalité et l’alignement dans l’espace (sei-chu-sen) sont pleinement mis en avant. Ceci représente l’étape ‘matériel ou solide’ dans la pratique (Go-Tai)

 

            Ici intervient une coupure sous forme de Furi-Tama.

 

            Pied droit en avant et cette-fois on fera le mouvement accompagné d’une expiration et on vocalisera “Eiii-Sa”. La différence sera que le mouvement en avant aussi bien que celui en arrière seront lié d’une seule respiration. Autrement dit, on exécute deux actions (avant-arrière) en une seule expiration. Ceci crée un tout autre sens que le premier Tori Fune où <un mouvement - une respiration> était la règle. Dans ce mouvement une respiration continu durant l’avant/arrière change le rythme (hyôshi), la fluidité (ki no nagare), la vitesse et la coordination (sei to do). On peut ressentir une nouvelle dimension qui s’ouvre avec le caractère d’une exécution de deux actions en une seule respiration. L’état fluide/souple/flexible dans la pratique (Ju-Tai).

 

            Ici intervient une coupure sous forme de Furi-Tama.

 

            Pied gauche en avant et le Tori Fune sera fait en continu accompagné d’une expiration constante (et inintérrompue) pour quatre répétitions pour commencer (6, 8 ou plus de mouvements plus tard). La vocalisation sera “Eii-Eii-Eii-Eii”. On termine cette fois-çi par un dernier “Eii” longue qui se transforme en un kiai. Ici on remarque que la respiration est quasi-continue pendant l’execution de multiples mouvements. Le caractère du mouvement change complètement de nouveau et gagne une liberté/continuité/fluidité de par la différence de la relation respiration/action.

Eki-Tai symbolise l’état gazeux…

 

            Il est très difficile (impossible) d’exprimer ces principes par écrit mais lorsque vous pratiquez une technique, ou un mouvement, correctement assez longtemps, elle/il deviendra votre propre professeur. C’est ce que voulait nous enseigner Maître Tamura lorsqu’il nous disait « Pratiquez ! Les questions après. ». Elle/il contient ses secrets intrinsèquement. Ici par exemple, vous devez réfléchir longuement à cette description et voir comment vous pouvez arriver à l’incorporer dans vos mouvements de Tori Fune et, ensuite, chaque fois que l’on pratique les techniques d’Aïkido voir comment ces différentes coordinations mouvement/respiration peuvent complètement changer la dynamique de la construction/exécution technique et, donc, de votre Aïkido. Cependant, je voudrais dire que ces trois dimensions demandent un temps considérable de travail pour les comprendre avec le corps et les acquérir en soi réellement.

 

            Cette façon d’enseigner les niveaux différents dans l’évolution de la pratique est unique à l’Aïkido. Parfois on parle de go no keiko, ju no keiko, ryu no keiko, ki no keiko ou, encore, ciel, homme, terre, univers (Ten-Chi-Jin). (Ten-Jin-Chi ?) Bien que l’on puisse considérer qu’il existe certaines différences subtiles, la différence du vocabulaire tourne autour des mêmes principes. La façon d’enseigner l’idée a une forme unique dans l’Aïkido mais le concept n’est pas exclusif à l’Aïkido. D’autres disciplines martiales enseignent le principe par l’étude échelonnée par : Shoden, Chuden, Okuden - où l’on maîtrise l’étape précédente avant de passer à la suivante.

 

            En effet, ce qui est décrit ici constitue un des très importants principes du Budo et le chemin qu’il dessine ne sera pas trouvé dans “l’éducation physique” habituelle. C’est cette dimension qui faisait que Tamura Sensei insistait que “La Préparation” n’ait rien à voir avec l’échauffement…